Première rétrospective de l’histoire consacrée au peintre, elle révèle combien l’homme était sensible aux empreintes et a fait de la peinture, une piste marquée.
C’est le dédale d’une main secouée d’intelligence et d’émotions. Elle a laissé des traits furtifs, brisés, jaillissants du feu de la vie. Elle a déployé tout ce qu’un geste brusque peut offrir d’inattendus. Elle s’est laissé conduire par une sensibilité extrême contenue dans un cadre strict. Ce cadre, c’est une toile ordinaire. Ni grande, ni petite. C’est elle qui ouvre l’exposition.
Sur un fond blanc, on y décèle deux figures : un œil et une prise électrique. Pour le reste, c’est un fouillis de ratures, de mots inscrits à la va-vite, de tâches abandonnées dans ce que nous soupçonnons être la convulsion d’un peintre pris du désir brûlant de peindre.
A l’aube des années 1950, Cy Twombly ne réalise pas une peinture figurative. Il ne réalise pas non plus une peinture abstraite. Il ne réalise pas une peinture dans le cercle américain de l’Action Painting. Il réalise une peinture à lui, qui se faufile entre tous ces courants, qui en adoptent quelques caractères pour fonder l’identité d’une œuvre qui n’est comparable à nulle autre.

Chez lui, la peinture et la vie semblent à tel point mêlées qu’elles se conjuguent sur la toile, qu’elles forment comme une peau sensible que le visiteur peut caresser tout le long du parcours. Qu’importe les dates. Le commissaire a beau avoir choisi la chronologie – ce qui éclaire parfois – nous avons surtout le sentiment d’une continuité, d’une persévérance et d’une progression plutôt que de ruptures, plutôt que d’étapes. C’est comme si Cy Twombly avait laissé couler la sève de son désir de peindre dans les veines de l’arbre qu’il s’évertuait à ériger et que cet arbre avait poussé tranquillement sur un terrain sans trop d’ombre et avec l’eau qu’il faut.
Danse
Dès la deuxième salle, l’impression que le peintre cherche à fixer son propre vécu sur la toile saute aux yeux. Sur un tableau d’envergure s’enchevêtrent des traces de mains, des coups de peinture, des tâches, des mots écrits à la hâte. On dirait que l’artiste a pris sa toile comme un chiffon passée sur la vie qu’il était en train de mener alors et qui se retrouve nourrie de son jus. Le peintre ne cherche pas un motif. Le motif, c’est la danse de son propre vécu que nous devinons en train de se dérouler dans son atelier, dans ses rencontres, dans ses méditations. Une danse qu’il fixe à coup de traits de couleur sur un fond uni.

C’est ce qui apparaît au fil de l’exposition aussi : l’importance du fond chez Cy Twombly. Dès les premières œuvres exposées, le sentiment vient qu’il utilise la toile même comme un fond qui conserve le mystère de la profondeur et du vide. Ce qu’il pose dessus n’est que couches successives qui décrivent un caractère, un fragment de vie, mais dont le fond est semblable à ceux de tous les autres, dont le fond est peut-être l’image de notre humanité, de notre appartenance à l’espèce humaine, ce qui nous relie tous.
Cette impression se vérifie peut-être encore plus avec la série intitulée Nine Discourses on Commodus. Là, étrangement, le fond est entièrement recouvert de peinture. C’est une couleur assez neutre, gris métallique, mais surtout très brillante, très vive, qui contraste beaucoup avec les fonds blancs ou du moins mats des premières œuvres. Dans cette série, Cy Twombly a tenté d’interpréter en peinture les actions de l’empereur romain Commode, réputé pour être mauvais, sanguinaire. Si nous comprenons la toile comme le fond qui désigne notre appartenance à l’humanité – à notre fond commun à tous – alors Cy Twombly nous le ferme soudainement dans cette série. Alors le fond gris métallique de cette série constituerait une paroi entre la peinture apposée dessus – qui évoque peut-être les traces de l’empereur – et la toile même, désormais recouverte, cachée.

Méditations
C’est la preuve aussi que Cy Twombly ne tourne pas en rond dans le même geste obsessionnel. Voilà qu’il renouvelle son travail, s’expose au danger de changer l’esprit du fond de sa toile. C’est pour nous, le visiteur, un moyen d’être déconcerté ; dérangé peut-être même. Avec cette série des Nine Discourses on Commodus veut-il nous refuser l’accès à notre humanité ? Veut-il dire que les tâches de l’empereur sont les nôtres et nous voile l’accès à notre fond commun ? Suggère-t-il que le peintre qu’il est ne peut atteindre ce qui nous relie tous, ne peut plus aller sur le terrain du commun puisqu’il cache volontairement le fond de la toile qui est censé le représenter ?
Juste à côté, cependant, une autre série réhabilite autrement encore le fond de la toile et ouvre une autre salve de questions. Sur un fond bleu nuit, mât, qui ressemble à l’ardoise d’un tableau de classe d’école, le peintre a tracé des figures géométriques maladroites – ou les chiffres d’un problème mathématique – au pinceau blanc et voilé, comme s’il s’agissait de l’empreinte d’une craie.

Ces tableaux représentent à merveille le dessin de l’activité cérébrale, la permanente ritournelle que l’esprit impose à celui qui s’ouvre au doute et à la méditation. Des figures géométriques se chevauchent et semblent dire qu’un plan d’action, qu’un projet, qu’une ébauche change sans cesse dans nos têtes, que nous avons beau vouloir fixer des chiffres et des lignes dans notre perception quotidienne, nous reviendrons sans cesse au vide du grand tableau sans trace de craie, du vide qu’il y a derrière. Là, nous retrouvons le fond du début, celui de la toile vierge qui semble indiquer le mystère de notre existence et notre appartenance à l’histoire.
Guerre et paix
Telles sont les toiles successives qui jalonnent la dernière grande partie de l’exposition. D’abord celles que Cy Twombly réalise dans les années 1980. À ce moment-là, l’artiste vient d’acheter un hôtel particulier qui date du XVIe siècle au nord de Rome en Italie. Peut-être coule-t-il des jours plus tranquilles encore que les années précédentes ? En tout cas, le blanc revient sur les fonds. Le blanc, couleur de la pureté, de la transparence, de la paix. Mais ce ne sont plus les mêmes fonds que ceux des années 1950. Voilà que Cy Twombly recouvre toute la toile de blanc avant de poser une autre peinture dessus. Si nous suivons l’hypothèse qui vient devant la série Nine Discourses on Commodus surgit le sentiment qu’il y a de nouveau un voile entre la toile et nous et que sur ce voile s’applique la peinture qui nous est directement adressés. S’il y a un filtre entre la toile elle-même et la peinture de Cy Twombly, nous sommes du côté de la peinture. Ainsi de cette impression qu’elle nous tombe littéralement dessus, que nous sommes le réceptacle même du geste du peintre, comme s’il n’y avait aucune distance entre l’empreinte et nos yeux.


Cette impression est renforcée peut-être par le motif qui s’affirme dans les dernières années : les fleurs. Cy Twombly les jette sur ses toiles de manières multiples : immenses et désordonnées, en pleine convulsions, soudaines et à moitié fanées, petites et dégoulinantes sur un fond coloré. Les fleurs se propagent pendant que l’artiste explore aussi les grands mythes de l’humanité. La pensée vient que le peintre cherche à rassembler, à faire en sorte que son public trouve comme point d’appui face à son tableau un savoir personnel. Nous ne sommes alors pas surpris que l’artiste nomme une de ses toiles de l’an 2000 : « Gathering Time ».

Le souci de rassembler qui se vérifie aussi dans les dernières toiles dont une série aborde la tragique actualité de la guerre d’Irak. En 2005 Cy Twombly fait tourner son pinceau avec de la peinture rouge. Le même rouge qu’il utilise pour ses fleurs. Entre le sang de la guerre et les pétales de la paix, l’artiste trace le sillon du réel.
Jean-Baptiste Gauvin
Sculptures et photographies
En coulisse de son œuvre peinte, l’exposition est aussi l’occasion de voir d’autres pratiques exercées par l’artiste. Des photographies sont présentées au fur et à mesure du parcours. Cy Twombly semble en avoir usé pour son travail de recherche : ici ce sont des natures mortes, là son fils posant devant une statue, là un citron en train de pourrir sous le soleil de Gaète en Italie. Au milieu de l’exposition, une salle, avec les vitres ouvertes sur les toits de Paris, expose une dizaine de sculptures. Il s’agit d’étranges « assemblages » d’objets que l’artiste a recouverts de peinture blanche et qui font parfois penser aux pièces surréalistes d’Alberto Giacometti et de Joan Miró.

entonnant et interressant
A écouter en complément https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/cy-twombly-1928-2011-lart-est-un-poeme .
Merci pour ce texte.